Ivan Derelierre auteur
Survivre

Survivre


Je me suis blotti sous le bureau en prenant soin de rapprocher la chaise devant moi. J’ai éteint la lumière, je suis dans le noir, seule la faible lueur des étoiles dessine des ombres rassurantes autour de moi. Je les aperçois ces étoiles, du fond de mon abri, au travers de la vitre épaisse qui me protège de l’extérieur. Elles me faisaient rêver autrefois. En les observant pendant des heures je me disais :


   — Un jour, je voyagerai au milieu d’elles ! Un jour, je plongerai en leur cœur pour les étudier ! Un jour, j’en découvrirai tous les secrets ! 

Ils sont loin ces rêves désormais. 


Je l’entends bouger dans le couloir. Il a le pas lourd, celui qui frappe le sol en cadence et dont on devine la violence rien qu’au bruit qu’il fait. J’essaie de ne pas trembler, mais c’est plus fort que moi. Comment ne pas crier ? 


Son regard me poursuit. Même dans l’obscurité j’ai l’impression qu’il me voit… Il sait que je suis là, et quand il aura décidé de me trouver comment pourrais-je lui échapper ? Cette idée me hante. J’entends encore les cris lorsqu’il s’est jeté sur elle. Ses hurlements… Et tout ce sang ! 
Je suis resté figé, incapable de réagir. Et il m’a regardé. Ces yeux vides et jaunes se sont posés sur moi lentement et m’ont percé au plus profond. C’était la mort qui m’observait. Je ne sais pas ce qui m’a finalement poussé à courir et à me réfugier ici. Il y a un vide dans mes souvenirs, une ellipse infinie qui m’a fait passer de cet instant où nos regards se sont croisés à cette cachette dérisoire sous ce bureau. J’ai l’impression d’avoir plongé dans ce trou noir que j’ai toujours voulu observer de près, la sensation de chuter encore et encore. De plus en plus vite. Pourtant mon père me l’avait dit :


  — Tu ne seras jamais un scientifique ! Tu ne seras jamais un chercheur. Il faut faire de longues études et on n’a pas l’argent pour ça ! Arrête de rêver aux étoiles, et fait un vrai métier.


Je n’ai jamais voulu l’écouter. Être un Chercheur ! Voilà ce que je voulais faire, aussi loin que mes souvenirs peuvent remonter. Partir dans l’espace, étudier d’autres mondes à la recherche d’une forme de vie inconnue. C’était mon but, depuis toujours.
Je les ai imaginées si souvent ces créatures d’autres planètes que j’avais l’impression de tout savoir sur elles avant même de les avoir découvertes. J’avais tout calculé, tout prévu, en fonction du type d’atmosphère, de la gravité, de la présence ou non d’eau, de la température… Je les connaissais toutes. Et pourtant je n’avais pas imaginé la pire…


Il hurle encore. Pourquoi hurle-t-il aussi fort ? 
Il est en train de tout broyer autour de lui. J’entends les objets qui explosent en se fracassant contre les murs. Pourquoi ne me cherche-t-il pas ? Il a bien vu que je m’étais enfui ! Pourquoi tout saccager ainsi ? Oh ! Ce n’est qu’un animal, une bête… Non ! c’est bien pire encore. 


Il faut que j’arrête de me poser ces questions inutiles et que je cherche une solution pour survivre. La voix de mon père me revient encore :


  — Tu te poses trop de questions ! Ces étoiles et ces monstres extraterrestres… ce n’est pas ça qui te fera vivre !


Comme il avait raison, je le comprends aujourd’hui. Pourquoi ne l’ai-je pas écouté, je n’en serai pas là aujourd’hui, cherchant à me faire le plus petit possible sous ce bureau.


Je tremble encore. Mon Dieu ! Il faut que cela s’arrête. Concentre-toi sur quelque chose, concentre-toi, fais-le vide… et réfléchit. C’est comme ça que tu trouveras une solution. Chaque problème a sa solution. C’est ça la science !

La pièce autour de moi est entièrement blanche. Tout est blanc. Le sol, les murs, le plafond… Tout est lisse, aseptisé et sans âme. C’était ainsi, et nous avions ordre de ne rien y changer. Comment se concentrer sur quelque chose ? Il n’y a rien !
Alors, je regarde encore une fois ces étoiles au travers de cette vitre épaisse. Ces milliers de petits points perdus dans l’immensité me rassurent. Eux au moins ne m’ont jamais trahi. 


Ses pas lourds résonnent encore une fois dans le couloir. 


Je me souviens de cette planète aux montagnes immenses et aux reflets mauves ; de ces étendues de terres asséchées par un air si glacé qu’il était impossible de rester immobile, ne serait-ce qu’une minute, sans prendre le risque d’être congelé pour l’éternité. Et pourtant il y avait de la vie sur ce monde ; une vie simple, microbienne et austère, mais une vie quand même. Elle s’était adaptée et avait survécu. 
Et puis, il y avait cette autre planète avec ses étranges fleurs jaunes qui ne poussaient que dans la nuit puis retournaient en terre à l’approche des trois étoiles qui la réchauffaient. Les nuits pourtant étaient froides, mais les journées étaient brûlantes. La chaleur née des trois astres drainait jusqu’à la plus petite goutte d’eau dès que la lumière du jour plongeait chaque chose, chaque pierre, chaque relief, dans une nuée aveuglante. Et pourtant… Les fleurs jaunes s’élevaient à nouveau, nuit après nuit ; offrant leurs pétales à la douce lumière des étoiles lointaines. Elles aussi, elles avaient survécu.
Toutes ces créatures me fascinaient. Je les ai même dessinés pour ne pas les oublier. 
Quelle leçon ! Survivre ainsi, dans les pires conditions… Je le croyais possible.  Avant !


Je regarde mes mains, elles n’arrêtent pas de trembler. Il faut que je fasse quelque chose… Je dois survivre moi aussi, comme ces êtres sur ces autres planètes. C’est possible.  


Il hurle encore. Mais qu’il se taise !


Mes yeux sont habitués à l’obscurité, la pièce retrouve un aspect plus familier. Elle est blanche oui, mais elle n’est pas vide. Il y a ce bureau et son fauteuil et là devant moi, plaqué contre le mur opposé, il y a un petit meuble et un lit. Mon lit ! Je suis dans ma chambre ! Comment ai-je pu ne pas la reconnaître ? La peur, la fuite… Tout ce qui comptait c’était de trouver un refuge. Dans de telles circonstances, vos pas vous mènent inconsciemment vers le lieu où vous vous sentez le plus en sécurité.  Quel imbécile je fais ! J’ai presque envie d’en rire. 


Un cri ! Elle est vivante ? Ce n’est pas possible… Il y avait tant de sang ! Ce ne peut pas être elle… Faites que ce soit-elle ! Aaahhh ! Ces hurlements encore ! Ces objets que l’on fracasse ! Ce silence maintenant…


Je reste là, immobile, sans rien dire. J’observe la porte qui mène vers le couloir. Je n’entends plus rien. Est-il parti ? Mais où ? C’est peut-être ma chance. Je peux peut-être me lever et tenter de fuir. 
Il suffit que je pousse cette chaise, et que lentement, avec prudence, sans faire de bruit, je me glisse vers cette porte. Une arme ? Je n’en ai pas… Dans le meuble près du lit il doit bien avoir quelque chose. Réfléchis ! Non, il n’y a rien… Rien d’assez puissant en tout cas pour l’abattre. Tant pis, il faut que je tente quelque chose quand même. Rester sous ce bureau ne me servirait à rien, sinon à attendre qu’il vienne ici et me trouve. 


C’est quoi ce bruit ? Un bruit lointain… Il est à l’étage supérieur. Oui ! C’est ma chance, il faut que je tente quelque chose. La porte grince un peu en s’ouvrant, mais je n’ai pas le choix. Et après, c’est le couloir. Je ne pensais pas le trouver si long ; il me semble interminable. Et ce sol sur lequel le moindre mouvement résonne. Il va m’entendre, c’est évident. Et alors ? Que puis-je faire d’autre ? Il faut que je tente le coup quand même. Et après le couloir ? On verra… Je peux peut-être trouver une solution pour m’enfuir.


Finalement, je reste là, sous mon bureau, les sens aux aguets. Le silence partout. C’est dingue, il y a quelques minutes, j’aurai tout donné pour que le bruit cesse. Maintenant, le silence m’étouffe et m’angoisse. 
Ou est-il ?


Je décide d’attendre une minute. Elle est longue cette minute. Le temps est une chose étonnante. Face à lui, face à son regard monstrueux, le temps s’était figé. Lorsque j’ai fui, il s’est accéléré au point de disparaître. Et maintenant, il n’en finit plus de s’écouler.  Le silence toujours, je peux y aller !  


Je pousse lentement la chaise. Le moindre bruit me fait battre les tempes. Je sens mon cœur qui bat fort, très fort. Je tremble toujours. Mon souffle est court. Je me glisse hors de ma cachette et me relève. J’ai la sensation qu’il est juste derrière la porte et qu’il va surgir d’un coup et se jeter sur moi. Je tente un pas en avant. Pourquoi ai-je l’impression que le sol bouge ? Je regarde mon lit, le meuble ; ils dansent aussi. C’est ma tête qui tourne… Je respire trop vite. Calme-toi. Contrôle ta respiration. J’inspire profondément et j’expire lentement. Je sens l’air frais qui rentre par mes narines et apprécie l’air chaud que je rejette par la bouche. Je renouvelle l’expérience, cela me détend. J’écoute… Toujours ce silence. 

Je fais un second pas, puis un autre, et encore un autre. Cette porte est si loin. Je reste immobile devant elle. Elle me sépare du couloir. Je l’imagine, je fais le parcours dans ma tête encore une fois. Le couloir… Ne pas regarder dans la première pièce à droite ! Oh ! Tout ce sang ! Ne regarder dans aucune pièce. Aller droit devant sans s’arrêter. S’il est dans une pièce et que je le regarde, il va me voir. Ne pas regarder, ne pas s’arrêter. Au bout du couloir, il y a une autre porte, puis un autre couloir vers un ascenseur. Et après ? Je ne sais pas. Comment survivre ? Comment lui échapper ?


Je tremble toujours. J’avance la main, j’ouvre la porte. 
Devant moi, le couloir s’allonge. Était-il déjà si long avant ? Quatre portes, deux de chaque côté. Elles sont toutes ouvertes. Je n’entends rien. Ses hurlements me terrifiaient, mais au moins je savais où il était. Pourquoi ne hurle-t-il plus ? Je n’entends même plus ses pas lourds qui frappent le sol. 
Je suis debout, immobile devant le long couloir blanc. J’y vais ? Oui, il le faut. Je n’ai pas le choix. Je prends une nouvelle inspiration et…

Une ombre ! C’est quoi cette ombre ? Elle bouge. Il est là, dans la première pièce à droite ! Mais que fait-il ? Il ne semble pas bouger. Est-ce qu’il me guette lui aussi ? Est-ce qu’il espère que je vais faire du bruit, que je vais passer devant lui pour m’attraper à ce moment-là ?
Il doit bien savoir ou je suis. Il m’a vu m’enfuir et entrer dans cette pièce. Pourquoi ne m’a-t-il pas suivi ? Il voulait continuer avec elle. Continuer à frapper. Pourquoi le sang sur un sol blanc paraît-il plus rouge ?
Il est là. Il m’attend. Je ne passerais pas. Je regarde le bout du couloir. Je ne l’aperçois même plus… L’ombre bouge ! Il arrive !

Je referme la porte précipitamment, me rejette sous le bureau et me cramponne à la chaise, ridicule armure contre un monstre en furie.


Elles sont belles ces étoiles. Si lointaines, elles ne m’ont jamais semblé si proches pourtant. Je vois Procyon. Te visiterais-je un jour ? Il y aura-t-il des planètes autour de toi ? Il y aura-t-il de la vie ? Et à quoi ressemblera-t-elle ? Est-ce que je veux encore le savoir ? J’imagine les paysages de ce monde encore inexploré. Seront-ils arides et morts, ou colorés de vie ? J’imagine un océan orange, des plages de sable bleu, un ciel vert… Je me surprends à sourire. Pourquoi pas ? 


Un grognement sourd, comme une plainte…


Un frisson ramène mon esprit sous le bureau, dans le couloir, dans la pièce à droite. Il est toujours là.
Il va venir j’en suis certain. Que peut-il faire d’autre ? Et moi je suis là, à attendre… À attendre que cette maudite porte s’ouvre et que ses grands yeux jaunes se posent encore sur moi. Et après ? Après au moins, ce sera terminé…
J’aurais pourtant tant aimé gravir cette montagne aux reflets d’argent qui domine la plus grande planète qui gravite autour de Sirius. La vue doit être belle de là-haut. Des plaines jusqu’à l’horizon, et ces plantes qui ondulent sous une légère brise qui ne s’éteint jamais. Elles sont douces au toucher, aussi soyeuses que les poils d’un chat. Je pense à ce chat que nous avions à la maison, il aimait se coucher à mes pieds lorsque je m’endormais le soir. Sa présence me rassurait, son ronronnement me berçait, et son regard étincelant dans l’obscurité me disait « dors, je veille sur toi ! ». Comme j’aimerais qu’il soit là avec moi maintenant. Non, il l’aurait sûrement tué.


Je regarde encore une fois en direction des étoiles. Le silence est revenu. Est-ce qu’il s’est calmé ? Est-il derrière la porte ?


Je ne vais pas attendre le reste de ma vie ici. Tant pis s’il m’attrape, je dois tenter quelque chose !
J’écarte une fois de plus le fauteuil et me glisse au milieu de la pièce. La porte est là, devant moi. Je colle mon oreille sur sa surface froide et lisse. Je n’entends rien.  J’ouvre.
Je regarde tout de suite si l’ombre est toujours là, me menaçant depuis la première pièce à droite. Rien. Je reste immobile. Le silence… Je serre les poings et j’ose enfin un pas hors de mon refuge. Le silence toujours.
J’avance lentement, le regard figé sur le bout de ce couloir interminable. Là aussi, les murs sont blancs. J’aurais dû enlever mes chaussures, elles font du bruit sur le sol ; ce petit son aigu et particulièrement agressif du caoutchouc que l’on frotte sur une surface lisse. Je fais l’effort de bien lever les pieds et de les poser lentement. La première pièce n’est pas loin, à seulement quelques mètres, comme un poste frontière que je dois franchir. Je me sens comme ces dealers dont on parle parfois et qui tentent de passer un contrôle en cachant de la drogue sur eux. Ce n’est qu’une porte, qu’un passage. Ne pas s’arrêter, ne pas regarder. Surtout ! Ne pas regarder.
Encore un pas, puis un second pour passer cette maudite porte. Un troisième pour la laisser derrière moi. C’est simple. Et pourtant… Ne pas regarder ! Le souvenir du sang me revient en mémoire. Je transpire.
Un pas. Du coin de l’œil, je devine que rien ne bouge. Je tourne la tête et mes yeux plongent dans la pièce. Des objets sont au sol, d’autres fracassés. J’ai comme une boule au fond de la gorge, j’ai besoin d’air, ma tête me fait mal. 
Finalement, il n’y a pas de sang. Et soudain, je la vois. Elle est là, debout devant moi. Son visage est gonflé, marqué par les coups, mais elle me sourit.

  — Ne t’inquiète pas mon chéri, me dit-elle, ton père est parti se reposer, il n’est pas méchant, tu le sais. Parfois, il est juste en colère, mais ne t’inquiète pas. Je vais ranger et préparer le repas. Tu as faim, hein ? 


Je laisse alors maman et décide de retourner dans ma chambre en attendant que l’on m’appelle pour dîner. Peut-être a-t-elle raison ? Quand il se repose, il n’est pas méchant.
Je m’assois sur mon lit et regarde par la fenêtre.


  — Que je serai grand, je partirai loin, vers d’autres mondes. Là-bas au moins, les monstres ne me feront pas peur.

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