C’était une belle journée. Comme chaque matin, la première chose qu’il fit lorsque la sonnerie de son réveil l’agressa fut d’ouvrir la fenêtre pour regarder la couleur du ciel. Et ce matin-là, le ciel était uniformément bleu ce qui eut pour effet de le mettre immédiatement de bonne humeur. Commença alors ce long rituel matinal qui rythmait sa vie depuis tant d’années. Il jeta un dernier regard vers son lit vide depuis que sa dernière compagne l’avait quitté six mois plus tôt. Une de plus, pensa-t-il à l’époque, mais à 58 ans il prit conscience cette fois qu’il lui serait difficile de trouver quelqu’un d’autre. Il en avait pourtant connu, des femmes. Beaucoup, probablement trop. Leur histoire s’était toujours conclue de la même façon : un matin, il se réveillait dans un lit trop grand. Il ne s’était jamais remis en question, selon sa vision des choses, c’était elles qui étaient dans l’erreur. Il faut dire qu’il était un homme « rare »… 1 mètre 75, brun, les yeux marron, la peau pâle, un léger embonpoint, commercial dans une PME. Il était d’une banalité extrême, mais, aimait-il expliquer, s’il était une personne que rien ne distinguait des autres c’était justement ça qui le rendait original. Il avait fini par y croire. C’était un inconnu, un anonyme, un invisible, un de ces millions d’êtres dont l’existence ne laisserait aucune trace dans l’Histoire, pas même dans la leur.
Il prit son petit déjeuner, café, biscotte et beurre, en compagnie de la présentatrice d’une chaîne d’info, puis lava sa tasse en quelques secondes avant de la déposer à côté de l’évier. Il avait bien une machine à laver, mais il ne s’en servait jamais. Pour une tasse et une assiette par jour, laver à la main était bien plus rapide et économique.
Il prenait une douche toujours trop chaude, dont il ressortait la peau rouge, presque brûlée. C’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour se convaincre qu’il était encore capable de réagir à son environnement. De l’eau bouillante sur le corps ! Loin d’être un supplice, il y prenait presque plaisir ; c’était comme si l’élément liquide lui rappelait que son corps était encore sensible. Une forme d’autoflagellation jouissive… Une de ses ex-compagnes l’avait traité de fou un jour où elle avait dû l’emmener aux urgences parce qu’il s’était brûlé, parce qu’il avait tourné, un peu trop, la poignée d’eau chaude. Un des plus beaux jours de sa vie… Enfin, sa compagne semblait lui porter de l’intérêt ! Et à l’hôpital, tous ces médecins et infirmières qui s’occupèrent de lui… Quel bonheur ! Du moins au début. Très vite, il avait ressenti ces intrusions dans sa vie, comme des agressions et finalement, la joie fut encore plus grande lorsque, de retour chez lui, il ferma la porte pour enfin se plonger dans le silence de sa solitude réconfortante. Était-il fou ? Peut-être, mais dans ce cas, aimait-il à penser, sa folie ne concernait que lui et était donc inoffensive.
Les femmes qui avaient tenté de partager sa vie n’étaient pas du même avis manifestement. Pourtant, que pouvaient-elles lui reprocher ? D’aimer les douches chaudes ? De prendre du plaisir dans la douleur ? De passer son temps à critiquer les politiciens ? Ces menteurs imbéciles, aimait-il à dire ; les religieux ? Ces fanatiques qui avaient fait un culte de leur maladie mentale ; ses voisins ? Ces prétentieux qui avaient sacrifié leur vie pour élever des enfants qui affichaient en permanence l’incompétence pédagogique de leurs parents. À ses yeux, sa vie actuelle, ses pièces et son lit vides étaient les symboles de sa liberté.
Mais avec le temps, cette liberté s’était laissée emprisonner dans un carcan d’habitudes et la routine s’était installée dans chaque interstice de sa vie, de ses idées, de ses paroles… Il n’aspirait plus à rien, ne rêvait plus depuis longtemps et n’espérait rien. Il en était conscient, mais cela ne le gênait pas vraiment. Il avait chassé de sa vie tout risque de déception et pouvait ainsi vivre sans contrariétés, sans déconvenues. Certes, sans joie, mais surtout sans désillusions. C’était sa façon de se sentir en sécurité. Vivre seul, sans parler, dans le silence et l’accoutumance de gestes répétés, le rassurait.
En sortant de chez lui pour rejoindre le bus 11, il regarda une fois encore le ciel bleu. Il sourit, non que la météo change quelque chose à sa vie, mais il détestait attendre le bus sous la pluie. En croisant, comme chaque jour, son voisin qui sortait ses poubelles en robe de chambre, il ne lui adressa même pas un signe de la main, pas même un sourire. De toute façon, cela faisait bien longtemps qu’ils ne se parlaient plus. Il remonta la rue, passa devant la maison de la vieille dame aux chats, et après avoir parcouru environ cinq cent mètres, observant du coin de l’œil, les brides de vies de ces humains qui partageaient le même quartier que lui, il arriva enfin en vue de l’arrêt de bus où chaque matin il attendait quelques minutes avant de s’asseoir au dernier rang. Toujours sur le même siège.
Il resta debout, juste à droite de la petite poubelle verte. Seul élément de couleur sur ce trottoir gris, devant les parpaings uniformes d’un mur sans fenêtres au pied duquel trônait un simple poteau sur lequel un écriteau rappelait les horaires de passage de la ligne 11 et le nom de la station.
Il regarda sa montre.
— Encore deux minutes, pensa-t-il.
Machinalement, il regarda en direction du coin de la rue par où devait arriver le transport attendu. Il ne vit venir vers lui que la vieille dame aux chats.
— Ah ! C’est vrai qu’elle se lève tôt pour aller en ville acheter son pain.
Pourquoi se levait-elle de si bonne heure ? Après tout, elle était retraitée ! Et pourquoi toujours aller à la boulangerie du centre alors qu’il y en a une à deux rues d’ici ? Il n’avait jamais cherché à comprendre. Les curieuses habitudes de ses congénères ne l’intéressaient finalement pas.
Encore une minute. Le bout de la rue était toujours vide. La vieille dame vint se positionner à côté de lui, se tenant au poteau.
— Elle ferait mieux de s’acheter une canne, pensa-t-il.
Il soupira et regarda sa montre, puis la rue, mais le bus ne venait toujours pas.
— En retard, ce n’est pas son habitude.
Il regarda la vieille dame. Elle était calme. Elle avait de grands yeux bleus ; il ne les avait jamais remarqués. Et sa chevelure élégamment relevée en chignon étincelait de blancheur.
Deux minutes.
— Que ce passe-t-il ? Deux minutes de retard, même en plein hiver cela n’arrive jamais !
La ponctualité de cette ligne était la raison pour laquelle il avait abandonné sa voiture depuis longtemps. Il savait ainsi qu’il pouvait être à l’heure à son travail, quels que soient le temps et la circulation.
Il commençait à avoir du mal à contenir son stress. La vieille dame était impassible. Elle lui adressa un grand sourire auquel il répondit en détournant les yeux.
— Qu’est-ce qu’elle me veut ? Pourquoi elle me sourit comme ça ? Elle ne sourit pas d’habitude ! Elle ne voit pas que le bus est en retard ? Elle ne comprend pas que je vais probablement rater mes premiers rendez-vous ? Qu’est-ce qu’elle a à me regarder comme ça ? Elle ne me regarde jamais normalement !
Cinq minutes. La rue était vide.
Il sentait ses mains devenir moites, et son rythme cardiaque s’accélérer. Il regarda sa montre ; était-elle à l’heure ? Cette idée commença à l’obséder. La rue était toujours vide. La vieille dame avait repris sa position, immobile, appuyée au poteau.
— Excusez-moi ! Il osa enfin parler à sa voisine, qui lui répondit en levant vers lui ses grands yeux bleus. Avez-vous l’heure, s’il vous plaît ?
Machinalement, elle releva la manche du chemisier qui dépassait de sa veste grise et, sans lui dire un mot, lui montra son poignet. Elle portait une petite montre en or manifestement ancienne.
— Quoi ? pensa-t-il, elle est muette ? Elle veut que je regarde ? Mais, putain ! Je vois à peine ses aiguilles ! Qui a inventé des aiguilles si petites, surtout pour une vieille femme ? Tu m’étonnes qu’elles finissent toutes avec la cataracte !
Il se pencha sur le poignet fripé et regarda la montre.
— Dix minutes ! Est-ce ma montre où la sienne qui n’est pas à l’heure ?
La vieille dame lui adressa à nouveau son grand et imperturbable sourire avant de redescendre la manche de son chemisier par-dessus sa montre et de s’accrocher à nouveau au poteau. Avec sa veste marron et sa vieille jupe verte aux bords élimés, il eut, une fraction de seconde, l’image d’une pomme de pin qui lui passa devant les yeux.
— Dix minutes ! Ce n’est pas possible ! répéta-t-il.
Il regarda le bout de la rue, en vain. Il décida alors d’abandonner la vieille dame et d’aller jusqu’à l’arrêt de bus suivant, il se donnera ainsi l’illusion de rattraper un peu de son retard.
— Mais si le bus passe avant que je n’arrive à l’autre arrêt ?
L’idée l’effraya. Rater son transport habituel lui était une idée insupportable. Que faire ? Il commençait à transpirer malgré la fraîcheur matinale. Et la vieille qui ne bouge pas !
— Le bus n’arrive pas ! Soit j’attends, soit je m’avance en allant vers l’arrêt suivant. Après tout, ce n’est qu’au coin de la rue, j’en ai pour trois minutes de marches en allant vite. Et si je vois le bus arriver, je pourrai toujours courir ! Oui, c’est ça… j’y vais !
Sans saluer la vieille dame, il s’élança, aussi vite qu’un fan de mode à l’ouverture des soldes. Il jeta juste un dernier coup d’œil au bout de la rue. Toujours rien. Curieusement, cela le rassura presque…
Il marcha aussi vite que ses jambes et son souffle le lui permettaient, ne perdant pas des yeux le coin de la rue voisine. Encore 200 mètres… 100 mètres… 50 mètres avant de basculer dans l’autre rue. Ensuite, il y aurait encore environ 200 mètres pour arriver à l’arrêt suivant. Ses jambes commençaient à lui faire mal ; il sentait ses cuisses et ses mollets se durcir un peu plus à chaque pas.
— Ils font comment ces tarés de joggeurs ? J’ai plus l’âge pour ces efforts, pensa-t-il. Il est où ce putain de bus ?
Enfin le coin de la rue, il inspira profondément et sentit l’air frais sur un fond de gazole pénétrer ses narines. Il ralentit et tenta de reprendre ses esprits.
— C’est quoi ce bordel ?
Il avait prononcé cette phrase spontanément, à voix haute, comme un cri. Il s’était figé instantanément, ce que ces mollets n’apprécièrent pas, mais à ce moment précis les souffrances de ses muscles gastrocnémiens l’importaient peu. Son regard s’était bloqué sur l’arrêt de bus, but de se course poursuite contre le temps… Et ce qu’il vit eu pour effet immédiat de le stopper net. À environ 200 mètres, il voyait nettement l’arrêt de la ligne 11 avec son simple poteau sur lequel était affiché le nom de la station et… et auquel se tenait une vieille dame avec une chevelure immaculée, relevée en chignon, une veste marron et une jupe verte.
Machinalement, il fit quelques pas en arrière et jeta un œil vers l’arrêt d’où il provenait. La vieille dame aux chats n’avait pas bougé. Surpris, il avança vers la station suivante sans quitter « la pomme de pin » des yeux. Après quelques minutes, il arriva à ses côtés ; il sentait son cœur battre, et son souffle était court, mais peu lui importait.
La vieille dame leva alors vers lui ses yeux bleus.
— C’est elle ! pensa-t-il. C’est la même ! Il y en a deux ! Deux vieilles aux chats ! Deux pommes de pin !
Elle lui adressa un sourire, puis souleva sa manche en levant son bras droit pour montrer sa petite montre…
Il eut la sensation, sous ses pieds, que le sol avait soudainement la consistance du chamallow…
— Attendez ! dit-il. Vous n’étiez pas à l’autre arrêt il y a quelques minutes ?
La seule réponse fut un sourire.
— Mais bordel ! hurla-t-il, vous allez parler ou quoi ? Je vous dis que vous étiez là-bas et que maintenant vous êtes là ! Vous m’entendez ? Vous comprenez ce que
je dis ? Vous allez me répondre oui ou non ?
— Oui, dit-elle d’une petite voix douce et très légèrement chevrotante.
— Quoi ? Vous parlez ? Mais pourquoi vous ne parliez pas avant ?
— Vous ne me l’avez pas demandé.
— Quoi ? Mais je vous ai demandé l’heure !
— Voilà ! répondit-elle en montrant à nouveau sa montre.
Il resta sans voix. Il regarda le sourire intarissable de la vieille dame, sa veste marron et sa jupe verte.
— Pomme de pin, murmura-t-il.
— Pardon ?
— Non ! Rien ! Je… pensais à voix haute.
— À votre âge ? Ce n’est pas bon signe. Vous devriez en parler à un médecin. Et vous n’avez pas bonne mine, vous manquez de soleil.
— Quoi ?
— Et en plus, vous entendez mal.
— Non ! J’entends très bien, mais… Vous… Vous n’étiez pas à l’autre arrêt ? C’est impossible !
— L’autre arrêt ? Je n’ai pas bougé. Et je prends toujours mon bus ici.
— Mais vous dites que je vous ai demandé l’heure ! C’était là-bas ! Non ?
— Non.
— Mais c’est ce que vous avez dit ! Vous m’avez même montré votre montre !
— Oui ! Quand vous m’avez demandé l’heure, mais c’était ici, lorsque vous êtes arrivé.
Il recula, lançant un regard dans lequel se devinait soudainement une profonde incompréhension saupoudrée de quelques germes naissants de folie.
Il décida alors de retourner au coin de la rue. Il tourna le dos à la vieille dame, et se mit à courir comme s’il disputait une finale des Jeux Olympiques. Après quelques dizaines de secondes durant lesquelles il crut que ses bronches allaient finir sur le trottoir, il s’immobilisa au coin de la rue. Il s’appuya contre le mur, tenta de retrouver son souffle, leva la tête et laissa son regard se poser sur l’autre arrêt. Le bus n’était toujours pas là, mais désormais il ne s’en souciait guère. Là-bas, à quelques centaines de mètres, la jupe verte rappée, la veste marron et le chignon blanc s’accrochaient toujours au poteau marqué « Ligne 11 ».
Il tourna la tête vers le second arrêt. La vieille dame n’avait pas bougé.
— C’est impossible ! pensa-t-il. Ce sont des jumelles qui se foutent de ma gueule…
Il commença alors à revenir vers la deuxième station. Il sentait sa chemise humide de sueur lui coller à la peau.
— Cette vieille sorcière va m’entendre. Elle va devoir s’expliquer ! Je vais la faire retourner au pays des écureuils, moi ! Avec sa veste et sa jupe démodée. Je vais lui faire bouffer les aiguilles de sa montre ! Je vais…
Il était à quelques mètres de la vieille dame qui le regardait et lui adressait toujours son éclatant sourire.
— Vous n’avez pas l’air bien ! dit-elle.
Elle leva alors la tête, son regard sembla attiré par quelque chose.
— Tient ! Voilà enfin le bus, dit-elle.
Il se retourna au moment où le transport passait à ses côtés. Il était vide et s’arrêta pour faire monter la vieille dame. Il vit les portes s’ouvrir, voulu appeler, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il regarda autour de lui ; les murs vacillaient, le trottoir ondulait… Ou était-il ? Il était perdu… Puis, il reconnut le premier arrêt de bus, celui où il attendait chaque matin que sa vie routinière ne change pas. Il comprit alors qu’il n’avait pas bougé.
Ses pensées explosèrent soudainement alors qu’une douleur intense lui déchira la poitrine. Il s’étreignit aussitôt les côtes et s’effondra sur le bitume. Le chauffeur de bus se pencha sur lui, puis prit son téléphone pour appeler. Il vit alors la vieille dame s’approcher et lui dire :
— Je vous avais dit que vous devriez voir un médecin !
Il ferma les yeux et retrouva enfin sa solitude, le silence qui le rassurait tant. Le stress qu’il venait de vivre avait été une épreuve de trop. Habitué à sa vie bien réglée, son organisme n’avait pas supporté une simple montre déréglée, un bus en retard… Mais désormais, tout allait bien pour lui. À nouveau, il était seul. Éternellement.